Quel est le résultat au terme d’une année avec une Assemblée nationale caractérisée par une absence de majorité du fait d’une représentation nationale éclatée en onze groupes parlementaires et plusieurs blocs que tant oppose ?
Pour appréhender ce sujet de façon originale et éclairante, il peut être intéressant de partir des travaux du politiste américain George Tsebelis. Dans Princeton University Press, 2002), il développe le concept éponyme de « Veto Players ».
Les « Veto Players » (ou joueurs de véto) sont « ».
La théorie de Tsebelis peut-être résumée simplement : la capacité à réformer dépend du nombre de joueurs de véto et de la distance idéologique qui les sépare. Il y a statu quo si le nombre de « Veto Players » est important et s’il existe une distance idéologique importante entre eux.
Pour Tsebelis, les coalitions, comme celle réunissant les partis issus de la majorité présidentielle et Les Républicains, ont plusieurs veto. Cette pluralité des joueurs de véto est encore plus marquée au sein d’une Assemblée nationale éclatée en 11 groupes parlementaires et trois blocs principaux, opposés les uns aux autres, dont au moins deux doivent être d’accord pour parvenir à une majorité. De cette configuration au sein de la chambre basse, résulte un gouvernement de coalition introduisant une plus grande distance idéologique entre les partis qui le compose.
A l’inverse, dans une situation de majorité absolue comme nous en avons connu sous les XIVᵉ et XVᵉ législatures par exemple, le nombre de « Veto Players » au sein des institutions françaises était réduit de même que leur distance idéologique.
Nous n’entrerons pas davantage dans le détail de la théorie des joueurs de véto de Tsebelis et n’aborderons pas, par souci de lisibilité, les enjeux d’ et le distinguo entre acteurs de véto individuels ou collectifs ou encore entre « Veto Players » institutionnels et partisans.
Retenons avant tout que la théorie des joueurs de véto affirme que lorsqu’il y a beaucoup de « Veto Players », un plus grand nombre de lois est adopté mais ces lois sont moins importantes.
Les données* de la session ordinaire qui vient de s’achever vont dans le sens de cette théorie. Il y a effectivement eu un plus grand nombre de textes adoptés mais de moindre importance.
Cela semble le cas, de prime abord, en voyant l’intitulé de certains textes adoptés cette année tels la loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements ou la loi visant à instaurer un dispositif de sanction contraventionnelle pour prévenir le développement des vignes non cultivées qui représentent une menace sanitaire pour l’ensemble du vignoble français. Là où la session ordinaire 2014-2015 a été marquée par l’adoption de plusieurs réformes à l’image de la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, de la loi renseignement ou du redécoupage des régions.
Mais il semble plus approprié d’objectiver cela au moyen d’éléments statistiques.
Premier fait saillant au cours de cette session, le renforcement de l’accroissement de la proportion de propositions de loi (PPL) adoptées par rapport aux projets de loi (PJL), tendance déjà observée au cours de la XVIᵉ législature bien que dans une moindre ampleur.
Suivant notre décompte, 36 PPL et seulement 8 PJL (hors conventions internationales) ont été adoptés au cours de cette session ordinaire contre 10 PPL et 16 PJL lors de la session ordinaire 2014-2015 qui nous sert de comparaison. Ce qui peut être présenté de façon plus parlante visuellement par les deux graphiques suivants, conçus à partir des données statistiques publiées par l’Assemblée :
Les propositions de loi ont tendance à être des textes plus courts et de moindre ampleur que les projets de loi ce qui irait dans le sens de la théorie de Tsebelis. Cela vient être confirmé par les données sur la longueur des textes.
La longueur moyenne des textes était de plus de 25 articles et près de 8 050 mots lors de la session ordinaire 2014-2015 contre moins de 16 articles et moins de 7 350 mots lors de la session ordinaire 2024-2025.
Mais ces données, prenant la forme de moyennes, sont sensibles aux valeurs extrêmes.
Si l’on s’intéresse aux médianes, les données sont encore plus parlantes.
La longueur médiane des textes de la session ordinaire 2014-2015 est de 10 articles et 3 240 mots alors qu’elle est de 3 articles et 640 mots pour la session 2024-2025.
Ces données confirment nettement le fait que les textes adoptés au cours de cette session ordinaire sont plus courts que dans la configuration de majorité absolue de la session ordinaire 2014-2015.
Quelques graphiques peuvent nous permettre d’illustrer visuellement cet état de fait.
Ce qui saute aux yeux, c’est le recul de la proportion de textes de plus de 10 articles dont le nombre passe de 13 à 9 (comprenant le PLF, le PLFSS et un texte de transposition de textes européens parmi les 9 textes de la session ordinaire 2024-2025) et qui a pour corollaire la progression des textes de moins de 10 articles qui passent de 13 à 35.
Là où les gros textes prédominaient en situation de majorité absolue, ce sont essentiellement des textes courts qui ont été adoptés dans une Assemblée nationale éclatée entre plusieurs blocs.
Remarquons enfin qu’un plus grand nombre de textes (44) ont été adoptés au cours de cette session qu’au cours de la session ordinaire 2014-2015 (26).
La théorie des « Veto Players » de George Tsebelis semble donc être confirmée dans les faits dans le cadre de cette XVIIᵉ législature.
Cette profusion de textes législatifs d’initiative parlementaire est-elle bénéfique pour la qualité de l’écriture de la loi et le travail parlementaire ? On peut en douter.
Si le pouvoir d’initiative du Parlement s’en trouve de facto renforcé, le pouvoir d’amendement pourrait être passé au second plan et l’intensité des débats parlementaires amoindrie. Au Parlement, où l’on parlemente, l’initiative des textes semble avoir pour corollaire un affaiblissement de la parole tant le temps des débats semble raccourci par l’embouteillage de textes législatifs observé tout au long de l’année.
Souvent, au cours de cette session, les députés et leurs équipes ne disposaient que de 24 heures pour déposer leurs amendements en vue de la séance publique sur le texte adopté en commission.
L’activité réduite presque par deux, cette année, des contributeurs de ce blog semble ainsi le reflet de cet état de fait, le rythme législatif ne leur ayant laissé que trop peu de temps pour écrire des articles.
*Nous avons comptabilisé le nombre de textes adoptés définitivement au cours de la session ordinaire et ayant fait l’objet d’une adoption à l’Assemblée nationale pendant cette même session. La quantification de la longueur des textes était réalisée à partir de la version définitive du texte hors annexes (et états financiers). La session ordinaire 2014-2015 a été choisie afin d’avoir une session ordinaire la plus comparable possible. Comme la session 2024-2025, il s’agissait effectivement de la troisième session ordinaire du quinquennat présidentiel (on peut en effet faire l’hypothèse qu’une session ordinaire en début ou en fin de quinquennat se caractérisera par une différence d’élan réformateur). La comparaison avec la session 2019-2020, plus récente, n’était pas possible du fait de l’impact du Covid-19 sur l’activité parlementaire.
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