Le football de très haut niveau, est-ce que c’est beau ?

La Ligue des champions, dans une formule rénovée, est restée la saison dernière une compétition , richement dotée pour ses participants, proposant à partir de la phase à élimination directe un grand spectacle entre les meilleures équipes – celle alignant les tout meilleurs joueurs au monde sous la houlette des tout meilleurs entraîneurs.

On peut néanmoins s’interroger sur la nature de ce grand spectacle et ce qui caractérise le football pratiqué à ces sommets. Le jeu proposé est-il le meilleur qui soit, les oppositions seraient-elles moins séduisantes si le football européen était moins inégalitaire et faisait – comme jadis – un meilleur sort aux outsiders hors de l’hyper-élite du continent ?

Le prestige et l’enjeu

Faute de pouvoir modéliser cette uchronie, et avant d’examiner la de ce football, il faut souligner que ce qui fait la séduction ou la beauté du spectacle indépendamment de tout critère technique ou esthétique. Le show de la Ligue des champions bénéficie d’abord de la double onction du et de l’.

Le prestige, celui des clubs engagés et celui de la compétition elle-même, est une donnée préalable constitutive de l’intérêt du public, et largement indépendante de la qualité du jeu importe. Il faut vraiment une finale aussi médiocre que celle de la Ligue Europa entre Manchester United et Tottenham pour questionner le grand écart entre prestige (ou ampleur des moyens financiers déployés) et prestation.

L’enjeu, ce multiplicateur d’émotions propre aux grandes compétitions, crée à lui seul une intensité émotionnelle qui peut se dispenser de la beauté. Tous les matchs à élimination directe n’ont pas été accomplis, mais tous ont été nourris de cette tension.

C’est d’ailleurs ce qui fait regretter la disparition progressive des « vraies » coupes, à élimination directe de bout en bout. La phase de groupes, devenue la saison passée une phase de « championnat », n’offre que des ersatz de « matchs mythiques » et d’« exploits » faute de réel enjeu.

Virtuosité technique

La valeur technique et esthétique de la phase finale n’en est pas moins remarquablement élevée. Son intensité athlétique et technique surpasse celles des autres compétitions, et encore plus celles des manières de jouer antérieures dans l’histoire.

On se gardera cependant d’affirmer que cette manière-là leur est supérieure : elles sont différentes, valorisent des qualités différentes. Simplement, l’accroissement des viviers de joueurs, la sophistication de la formation et des méthodes de préparation ont haussé le niveau technique général.

Il s’agit aujourd’hui de savoir contrôler des passes qu’on aurait considérées, hier, comme des tirs, d’exécuter les mêmes gestes dans un espace-temps réduit, le tout sous une intensité physique effarante et avec des exigences tactiques très relevées.

Au niveau professionnel, il n’y a plus de « pieds carrés », de sympathiques tocards, qui doivent à leur acharnement de s’être invités sur le terrain. Alors, dans les hautes strates de la Ligue des champions, avec l’accumulation de talents, la virtuosité individuelle et collective est de règle, elle va jusqu’à une virtuosité défensive et réside aussi dans l’extrême qualité des gardiens.

Les stars, ou la valeur du casting

L’attention se concentre cependant sur les joueurs les plus exceptionnels, ceux dont on dit qu’ils « font la différence ». Là aussi, il est d’abord question de prestige, celui des grands noms, stars confirmées ou prodiges en devenir. Le casting participe à la valeur de l’affiche, justifie le montant des droits de diffusion.

Les stars doivent aussi hausser la qualité du jeu, et ils y parviennent généralement : la fréquence de leurs coups d’éclat est élevée, et elle augmente la spectacularité des matchs. Le football de haut niveau actuel est un spectacle de nature hollywoodienne, qui produit de l’intérêt assez indépendamment de sa qualité ou sa beauté.

D’autant que le statut des stars est largement une construction sociale, et qu’il entretient à leur profit un cercle vertueux : elles sont mises dans les meilleures conditions, avec une équipe qui a été construite autour d’eux et.

Les superjoueurs disposent aussi de toute une série de privilèges – comme celui d’évoluer aux postes offensifs, les plus gratifiés, de l’assurance d’être titulaires ou encore d’exécuter les penalties. Les conditions sont réunies à la fois pour qu’ils surperforment, et pour qu’ils soient sur-célébrés.

Si haut, si proches

S’ajoute un haut niveau d’expression tactique. Toutefois, chaque équipe voulant imposer son plan de jeu, les entraîneurs ne semblent paradoxalement plus aussi décisifs à ce stade. Du moins la dimension psychologique de leur travail prend-elle une part plus importante.

Ainsi Luis Enrique a-t-il été salué pour sa capacité à fédérer le groupe du PSG derrière son projet de jeu autant que pour ce dernier. Au sein des grandes écuries, un objectif prioritaire des entraîneurs est d’asseoir leur propre autorité et de mettre les ego au service du collectif.

Les écarts de niveau sont si faibles qu’il en résulte des matchs toujours intenses, justement, sinon toujours « beaux », l’enjeu pouvant les brider (mais l’enjeu préservant leur intérêt). Si certains sont étonnamment à sens unique à l’instar d’Arsenal-Real, d’autres versent dans une forme d’irrationnel, comme la double confrontation Barça-Inter.

Les équipes étant proches dans le jeu et parfaitement préparées tactiquement, ces confrontations se jouent sur les fameux « détails », qu’on peut définir comme le résultat de la rencontre entre ce que peuvent accomplir des talents exceptionnels et une bonne part d’impondérable. Le trait dominant des tours à élimination directe reste le haut degré d’incertitude quant à leur issue.

De l’uniformité naît l’ennui ?

Une question se pose néanmoins. Les identités de jeu nationales ou locales ayant progressivement disparu, certains reprochent à ce football son caractère stéréotypé, voire mécanisé, avec des joueurs récitant une partition strictement déterminée, soumis à des exigences défensives et à une discipline tactique telles que le droit à l’erreur n’existe plus.

Il est vrai que les circuits de passes, les phases de construction apparaissent prévisibles et laissent le spectateur dans l’attente d’une rupture qui tarde parfois, espérée des grands joueurs ou d’une inexorable domination territoriale et/ou possession du ballon. Le grand Barça de Xavi et Iniesta pouvait tout autant susciter l’admiration que l’exaspération.

Le jeu de transition (opposé au jeu de possession) et d’autres approches tactiques proposent certes de la variété, mais il reste que l’intelligence semble avoir été transférée du terrain vers le banc. Les numéros 10, les meneurs de jeu, les capitaines « entraîneurs » appartiennent largement au passé.

Mais ce sont là des considérations d’esthète. La fascination qu’exerce le spectacle du haut niveau résiste pour le moment à tout ce qui le menace : la prévisibilité du résultat, l’accaparement des titres par une poignée de clubs, l’uniformisation du jeu, l’épuisement des joueurs, etc. L’essentiel est ailleurs, désormais.

Jérôme Latta (Journaliste)

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